(10 mars 1909)

Le sabotage est l’arme des lâches, dit le vieux. Le sabotage est l’arme naturelle de l’exploité, dit le jeune.
- Il y a la grève...
- La grève ? ha ! ha ! ha ! La grève digne, n’est-ce pas, vieux père ! La grève où l’ouvrier attend placidement que le patron se rende à ses revendications. La lutte du buffet vide contre le coffre-fort bien garni. Ha ! ha ! ha !...
- C’est toujours ainsi que nous avons lutté.
- Et c’est toujours ainsi que vous avez été roulés.
- Vois-tu, fiston, c’est plus fort que moi. Jamais je ne pourrai me résoudre à faire mal ma tâche, à dégrader le matériel ou à détériorer les machines. Je suis pour la franchise, moi ; cette lutte sournoise et impersonnelle me dégoûte.
- C’est bien ça, tu vas trouver ton patron. Tu lui dis : « Patron, nos salaires sont manifestement insuffisants. Les compagnons et moi demandons de les relever. »
- Parfaitement !
- Et le patron te jette dehors en criant que tu veux le mettre sur la paille.
- Alors, on quitte le travail.
- Et on attend.
- Dame...
- Et les gosses, ta femme, ils attendront que ton patron revienne à de meilleurs sentiments ?
- Faut bien.
- Et si le patron (car ses gosses et sa femme à lui peuvent attendre), et si le patron ne cède pas de plusieurs semaines ou de plusieurs mois ?
- Nous faisons des démonstrations dans la rue, nous en appelons à l’opinion publique.
- Des démonstrations pacifiques, hein, vieux sage ?...
- Bien entendu.
- Bien entendu aussi, la police vous tombe sur le poil, ramasse les plus agités, et le brave prolo que tu es rentre chez lui écœuré, désabusé et prêt, pour peu que sa femme crie et que les mômes pleurent, à aller s’aplatir devant le singe.
- Eh oui, le sabotage manque de franchise ! Eh oui, il est normal que l’ouvrier loyal que tu es ressente quelque répugnance de cette lutte en catimini, dans l’ombre et l’anonymat, alors qu’on sait avoir raison et que l’on rêve de vaincre par la seule force de son droit dans la pleine lumière du jour. Mais est-ce que nous avons le choix des moyens, nous autres ! Est-ce que tu ne sens pas que le patron aura toujours le dessus avec son argent, sa police, avec ses soldats, si tu ne le frappes pas au cœur avec les armes dont tu disposes !
- Sans doute, sans doute...
- Comment peux-tu espérer triompher du patron avec les formidables armes dont il sait s’entourer ! Tu te mets en grève : le patron embauche des jaunes qui seront protégés contre les insultes et les coups.
Si les jaunes font défaut, le patron aura des soldats qui assureront le travail à ta place. Ou bien encore ton patron demandera aide et protection à ses confrères. Un lock-out se formera. Toutes les usines ou tous les chantiers de ta corporation seront fermés par la volonté du patron, en attendant que toi et tes collègues soyez redevenus raisonnables.
- Tout cela est vrai, mais je n’admets pas ton sabotage. D’ailleurs, le sabotage, neuf fois sur dix, frappe le public plus que le patron.
- Ce sont les journalistes qui racontent ces sottises. Toutefois, il arrive que le public est atteint. Quand les boulangers font grève, par exemple, et qu’avant de quitter le pétrin, ils rendent les fours inutilisables, le public est atteint puisqu’il lui faudra manger du mauvais pain fabriqué dans des fours de caserne.
Mais que faire à cela ? Vaut-il mieux que les ouvriers boulangers capitulent avant d’avoir lutté ?
Le public, le public ouvrier, celui qui souffre de l’organisation actuelle, celui qui est capable de comprendre la légitimité des revendications corporatives, ce public-là n’a qu’à prendre parti pour le mitron, il n’a qu’à menacer son boulanger de boycottage s’il ne cède pas. Il n’a qu’à manifester d’une manière positive sa sympathie pour le prolétariat en révolte. C’est son devoir, à ce public, et c’est aussi son intérêt.
- Oui, oui, tout cela est très beau, mais le public ne bouge pas et s’il manifeste son opinion, c’est pour se prononcer contre nous.
- Parce que la presse le trompe. Parce que nous n’avons pas encore fait son éducation sur ce point.
- Le fait est que si la population nous soutenait...
- Il n’y a qu’à le vouloir. Assurément, il faut que le sabotage soit pratiqué intelligemment. Je sais qu’il existe de jeunes compagnons qui pratiquent le sabotage à tort et à travers, comme une revanche de la misère sur le luxe bourgeois. Je sais qu’il se produit des actes de sabotage ridicules et inutiles : nuisibles, puisque personne ne les comprend et qu’ils apparaissent plus comme des actes de vandalisme brutal que comme une tactique de lutte réfléchie.
- Je suis content, fiston, de t’entendre dire ça.
- Oui, vieux père, le sabotage doit être raisonné. Appliqué aveuglément, sans raison, pour le plaisir, il est néfaste et condamnable. Appliqué à bon escient, dans un cas de mauvaise volonté évidente du patron, comme un moyen d’intimidation ou de pression, le sabotage est légitime et de première importance. Il est une des formes de l’action directe de l’exploité sur l’exploiteur. Il est, en période ordinaire, notre seul instrument sérieux de défense. Le tout est de savoir s’en servir... Hélas ! Vieux père, voilà que tu sabotes le temps de ton patron. Tu ne vois pas que l’heure de reprendre le boulot est passée !...

Aucun des deux interlocuteurs ne m’a demandé mon avis, mais, en les quittant, je savais bien lequel des deux avait raison.

Bob

Article du journal « La guerre sociale »

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